Ce petit livre de géographie sociale est une mine qui fait exploser les idées reçues. Surtout depuis les fameuses Régionales de décembre 20145 qui ont vu – ô sainte horreur des bobos ! – l’émergence en tête du Front national au premier tour – le tour le plus proportionnel, celui où les partis les plus divers peuvent décompter leurs voix.
Christophe Guilluy n’est pas sociologue mais géographe, ce pourquoi il décrit la réalité du terrain. Mais il abuse manifestement des + – dans les pourcentages qui ne veulent rien dire aux non-spécialistes et – pire encore ! – des et/ou qui ne veulent rien dire en français. Ce barbarisme issu du langage machine est asséné tel quel aux lecteurs – eux qui sont pourtant des personnes. Ce mépris du spécialiste jargonnant pour le vulgum pecus déconsidère son auteur. Cela ne le fait pas paraître plus « professionnel », mais montre au contraire combien il veut « en jeter ». Rappelons que le ‘et/ou’ ne signifie au fond que ‘ou’ : le signe / signifie séparation, passons à autre chose, autrement dit ‘ou bien’. Ce ‘ou bien’ signifie ‘ou’. Soit l’auteur explore en début de phrase l’assemblage du ‘et’, puis dans un second segment la séparation du ‘ou’ – soit il dit ‘ou’. Dans sa prose, le ‘et/ou’ n’a pas de sens : nous ne sommes pas, dans le langage parlé, en bifurcation informatique – et le lecteur n’est pas un robot !
Une fois ce désagrément majeur évacué, le sens global (traduit en français courant) peut donner à penser. Il n’est pas la révélation de la vérité, mais explore des pistes intéressantes.
En 7 chapitres, il examine la France dans la mondialisation, les fragilités sociales en conséquence, donc l’opposition entre les métropoles et la France périphérique. Il note la bipolarisation des modes de vie et de l’habitat, la fin de la mobilité et le retour au « village » de l’entre-soi. Il donne une lecture concrète et neuve du rapport entre l’économique et le politique, entre les Français et le monde.
Première idée reçue dynamitée avec brio : la France n’a pas perdu à la mondialisation, mais bel et bien gagné ! Les métropoles la vivent bien et contribuent aux deux-tiers du PIB français.
Deuxième idée reçue : le multiculturalisme n’est pas la suite idéale de l’universalisme des Lumières mais la conséquence sociale du brassage exigé par l’économie mondiale capitaliste qui veut mobilité, interchangeabilité et culture de masse pour imposer ses normes et ses produits prêts à consommer. Le métissage n’est donc pas la réalisation de l’Utopie mais l’effet des intérêts financiers.
Troisième idée reçue : les bobos du parti socialiste ne sont pas les missionnaires éclairés à l’avant-garde progressiste du Bien mais de fait une nouvelle bourgeoisie impérieuse qui veut dominer, acculturer et rééduquer les retardés, ces non-inclus qui constituent à leurs yeux – comme hier – les classes dangereuses.
Quatrième idée reçue : le vote Front national n’est pas une resucée du pétainisme, ni même un « fascisme » analogue à celui des années 30, mais la protestation des sans-voix envers le boboïsme de caste et la bourgeoisie mondialisée des métropoles.
Cinquième idée reçue : le barrage « républicain » des politiques contre l’essor de la protestation Front national est un leurre idéologique. Il sert à masquer sous les grands Principes combien deux sociétés sont en train de diverger : celle des intégrés à l’économie-monde et celle, fragile et populaire, des exclus. Celle qui va travailler aussi bien à New York qu’à Singapour ou Sydney, qui part en vacances souvent et à l’autre bout du monde, celle qui utilise le plus les aéroports, les TGV et les autoroutes – et celle qui est exclue des bassins d’emploi, qui subit à 100% la fermeture des PME faute d’emplois alternatifs à proximité, qui part peu en vacances et rarement hors de sa région, celle qui est obligée de faire des kilomètres si elle veut travailler et n’a pas les moyens de partir loin pour ses loisirs. En bref la « bourgeoisie kérosène » contre le « populaire au village ». Notons que « la généralisation du mode de vie d’un Jacques Attali à l’ensemble des individus » (p.119) serait une catastrophe écologique…
Sixième idée reçue : contrairement à ce qu’on croit, dit l’auteur, « l’intégration » à la française des immigrés fonctionne bien, trop bien même, faisant appel d’air (plus de 200 000 entrées par an sous Sarkozy). « La rapidité avec laquelle a émergé en banlieue une petite bourgeoisie issue de l’immigration maghrébine et africaine à un moment où l’intégration économique et sociale des classes populaires (d’origine française ou étrangère) n’est plus assurée, est un des signes de la réussite partielle de ces politiques publiques » p.45. Ghettos, les banlieues ? Non, lieux de transit provisoire des nouveaux arrivants, qui s’empressent de les quitter dès qu’ils ont acquis un peu d’aisance : « les rares ascensions sociales en milieu populaire sont aujourd’hui le fait de jeunes issus de l’immigration« … p.45.
Septième idée reçue : « l’identité » n’est pas ce repoussoir moral qu’on veut bien croire… L’identité est bel et bien le nouveau marqueur des politiciens, qui remplace la classe sociale (p.96-98). Hollande sait quel est son électorat (celui des bobos et des minorités, levé par Terra Nova en 2011) – sauf qu’il est peu crédible avec le mariage gai et la promotion du genre à l’école, rejeté massivement par les musulmans traditionnels ; Sarkozy a raison de s’obstiner sur la ligne Buisson de la défense du « petit Blanc face aux bourgeois parisiens et aux immigrés qui captent l’aide sociale – sauf qu’il est peu crédible après avoir laissé entrer sous son septennat bien plus d’immigrés qu’avant. »
La France est de plus en plus intégrée au monde, adoptant les mœurs anglo-saxonnes puisque c’est ce type de capitalisme qui a réussi (le capitalisme rhénan n’est pas adaptable à Paris et le capitalisme asiatique encore moins). « Avec la fin de la croyance dans le bipartisme, la montée du ‘populisme’ et de l’abstention, on assiste à la fin d’un monde politique ancien, celui des Trente glorieuses, qui a fait longtemps prévaloir une classe moyenne majoritaire et intégrée » p.72. Dans les métropoles, n’ont du travail que les spécialistes diplômés et les sans-qualifications ; tous les autres sont relégués au-delà de la banlieue, dans la ‘périphérie’ des métropoles et dans les petites villes des campagnes, loin de tout – notamment de l’emploi et des services publics.
Cette « réalité socio-culturelle » a fait exploser l’opposition droite/gauche et ce n’est que le vieillissement de la population, les cohortes chaque année plus nombreuses en retraite, qui permettent encore de maintenir par inertie le système représentatif actuel – très peu représentatif. Mais pour un temps seulement car « on n’intègre pas politiquement des catégories exclues du projet économique et sociétal » p.72. Les classes moyennes, qui soutenaient le parlementarisme des corps intermédiaires et convergeaient vers le centre politique, ont éclaté : très peu vers le haut, la plupart vers le bas. La démocratie parlementaire pourrait-elle désormais être menacée au profit de régimes autoritaires de démocratie directe, et d’autonomisation nationaliste des régions ?
Car « Comment (…) envisager un échange constructif sur les questions multiculturelles et identitaires entre des individus qui ont ou non les moyens de la frontière avec ‘l’autre’ ? » p.77. La question de la promiscuité et du rapport avec l’immigré, ce ne sont pas les bobos qui peuvent y répondre, eux qui vivent dans l’entre-soi des quartiers protégés par le prix de l’immobilier et le plafond de verre du faciès : ce sont les couches populaires. Elles « savent que le rapport à l’autre est ambivalent : fraternel mais aussi conflictuel » p.77. Et cela partout sur la planète, en France comme au Royaume-Uni, en Israël ou en Kabylie. Trop d’allogènes inquiète et déstabilise, la peur de devenir minoritaire dans son propre pays est une phobie universelle, n’en déplaise aux simplets et aux idéologues. « En réalité, ce sont les classes populaires qui construisent, dans l’adversité, seules et sans mode d’emploi, cette société multiculturelle » p.78 qui leur est imposée par les bobos mondialisés.
Ce ne sont pas les partis qui attirent leur électorat mais les électorats qui façonnent les partis. « Le socle électoral de la gauche est ainsi constitué d’une part de gagnants de la mondialisation (classes urbaines métropolitaines) et d’autre part de ceux qui en sont protégés (salariés de la fonction publique et une partie des retraités). De la même manière l’UMP » p.80. La sociologie électorale du Front national (et celle des abstentionnistes) est celle « où les classes populaires, les actifs et les jeunes sont surreprésentés » p.80 – ce pourquoi Marine a abandonné le discours libéral de Jean-Marie au profit de la défense de l’Etat-providence et de la proximité territoriale.
Crier au « populisme » permet aux bourgeois de gauche comme de droite d’éviter la réflexion. « Or, contrairement à ce que l’on croit, le diagnostic rationnel, objectif, est celui des classes populaires, car ce sont elles qui vivent au quotidien, depuis trente ans, les effets de la mondialisation (stagnation ou déflation salariale, précarisation chômage, fin de l’ascension sociale) et de son corollaire lié à l’immigration (aléas de la cohabitation, quartiers difficiles, problèmes de logement, déshérence de l’école, instabilité démographique…) » p.90.
Une contre-société s’instaure, centrée autour du « village » : le local devient de fait la seule source de liens sociaux. « Face à la mondialisation et à l’émergence d’une société multiculturelle, ce capital social est une ressource essentielle pour les catégories populaires, qu’elles soient d’origine française ou immigrée » p.132. C’est le cas dans les régions françaises, et particulièrement en Corse ou dans les DOM-TOM : l’immigration des Caraïbes, des Comores ou de Haïti augmente « l’insécurité culturelle » p.146 et la hantise de devenir minoritaire chez soi. La volonté des élites « d’imposer la mixité aux autres » pose problème. « Aux classes dominantes qui vivent ‘le multiculturalisme à 5000 euros par mois’, et pour qui la solution passe par plus de mixité, les classes populaires, ‘celles qui vivent le multiculturalisme à 1000 euros par mois’, répondent séparatisme » p.152.
Une analyse un peu caricaturale peut-être, mais qui a le mérite de révéler le non-dit des bourgeois au pouvoir, sous Sarkozy et plus encore sous Hollande. Le résultat des élections régionales, même s’ils n’ont pas été accomplis au second tour du fait du mode électoral de la Ve République, sonne comme un avertissement : soit l’on se convertit aux mœurs anglo-saxonnes (mais alors avec la liberté du travail et des communautés qui vont avec) – soit l’on réaffirme le modèle jacobin français (avec la réorganisation de l’impôt pour diminuer l’État au profit des politiques participatives de proximité). Car l’exclusion d’une majorité d’électeurs ne peut se faire sans qu’ils ne finissent par renverser la table.
Christophe Guilluy, La France périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, 2014, Champs actuel Flammarion 2015, 188 pages, €6.00
e-book format Kindle, €5.99
