Le masque est Mishima, mais aussi celui d’un fils du Japon dans la société machiste et disciplinée des années 1930 à 50, très conformiste, où se distinguer d’une quelconque façon est être rejeté. La confession est celle de la sexualité déviante de l’auteur, attiré depuis l’âge de 4 ans par ses semblables plutôt que par les modèles féminins que sont ses sœur, mère ou copines. Être élevé en enfant fragile par une grand-mère autoritaire et rigide prédispose-t-il à rejeter les femmes ? La vue du cuissard moulant d’un très jeune vidangeur lui a donné ses premiers émois avant même de savoir lire.
Ce furent ensuite les images, associées sans cesse au tragique et à la mort, qui enfiévrèrent son imagination. Amoureux d’un beau jeune homme en cuirasse, il le délaisse dès qu’on lui apprend qu’il s’agit de Jeanne d’Arc. Sa mauvaise santé d’enfant lui fait désirer vivre par procuration, être le héros qu’il ne pourra jamais devenir, le mâle qu’il aurait voulu être. L’odeur de sueur des soldats et des jeunes porteurs vigoureux à demi nus des fêtes locales lui rappellent la brise marine, tandis que leur déchaînement dionysiaque l’emplit d’admiration.
A 12 ans, il redessine les images des contes pour combler ses fantasmes d’éphèbes dénudés tordus de douleur, une balle dans la poitrine ou le crâne ouvert après une chute ; leur simple évocation le fait bander malgré lui. Le saint Sébastien de Guido Reni le ravit, fouaillé dans son corps par le spectacle des souffrances du supplicié : « Les flèches ont mordu dans la jeune chair ferme et parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par les flammes de la souffrance et de l’extase suprême » p.44. Il connaît à cette vue sa première éjaculation irrésistible.
A 14 ans, il tombe amoureux d’un condisciple, Omi, plus mûr et bien plus vigoureux que lui. « Dans ce premier amour que je rencontrais dans la vie, je semblais être un oisillon gardant caché sous son aile des désirs animaux vraiment innocents. J’étais tenté, non par le désir de la possession, mais simplement par la tentation toute pure » p.73. Mais au fond, rien que de très normal : à 14 ans il est encore comme tous les autres, « c’était l’admiration de la jeunesse, de la vie, de la suprématie. (…) C’était avant tout cette extravagante abondance de force vitale qui subjuguait les garçons » p.78.
Cet amour pour le sauvage, pour l’animalité vitale, que l’on retrouve un peu partout dans son œuvre romanesque, se mue avec les années en « amour pour le gracieux et le doux », pour les plus jeunes que lui. La lecture de Magnus Hirschfeld lui démontre qu’il a les sentiments des « éphébophiles, qui aiment les jeunes gens entre quatorze et vingt et un ans » p.121. Il avoue sa prédilection, dans la rue, « pour le corps souple d’un jeune homme tout simple, d’environ vingt ans, un corps pareil à celui d’un lionceau » p.170. Mais il est poussé, comme Gilles de Rais, à le torturer en pensées, le soir dans son lit, « tu te presses contre lui et tu chatouille la peau de sa poitrine tendue avec la pointe du couteau, légèrement, comme pour une caresse ». Le couteau se plante, pénètre le corps, le sang coule sur la peau blanche, la victime arque son corps gracieux, gémit, « la joie profonde d’un sauvage renaît dans ta poitrine », avoue Mishima p.171.
Il ne passera jamais à l’acte, son Surmoi social étant trop puissant, mais ces atrocités donnent une idée de sa sincérité à se mettre à nu, bien plus que Gide, bien plus brutalement que Proust, bien plus directement que son aîné Kawabata. Les sociétés répressives, spartiate, aztèque, catholique, samouraï, victorienne, bismarckienne, favorisent-elles l’inversion ? Faut-il jouer la comédie sociale affublé d’un masque pour survivre « normal » aux yeux du grand nombre prompt à haïr qui n’est pas comme tout le monde ?
Mishima l’a longtemps jouée, cette comédie humaine ; il a sacrifié aux conventions, allant jusqu’à se marier, à avoir deux enfants. Il a cru tomber amoureux de filles, comme Sonoko à ses vingt ans. Il a certainement éprouvé de l’affection, un sentiment de protection, un goût d’être ensemble. Mais sans aucun désir sensuel. Dans ce livre aussi cru que la pudeur autorisée des années 1940 pouvait le permettre, il analyse honnêtement ce qu’il ressent. Il transforme son être en littérature.
Adolescent, il vivait ses désirs sans penser plus loin ; jeune homme, il pensait que la guerre allait lui offrir un « suicide naturel » soit sous les balles au combat, soit dans un bombardement ; homme mûr, il n’a plus supporté ce divorce entre la chair vivante et le masque social. Il a monté son suicide comme un événement médiatique, poussant au réveil nationaliste. Mais c’était le dernier masque de ses pulsions intimes pour l’existence idéalisée du samouraï : enfant admiratif des guerriers, page fidèle faisant l’objet de l’attention passionnée de l’adulte qu’il sert, chevalier prenant sous son aile un éphèbe… Il aurait aimé vivre en ces temps plus crus, où l’inversion était admise et socialement utile.
Un livre étrange, plus autobiographique que romancé, qui éclaire l’œuvre et surtout les étapes progressives d’une existence minoritaire, bien plus efficace pour comprendre l’homosexualité que les revendications militantes et les exigences de « droits ».
Yukio Mishima, Confession d’un masque, 1949, traduit de l’anglais par Renée Villoteau, Folio 1988, 247 pages, €7.32
