Le Nietzsche de Stefan Zweig, essai paru en 1930, a plusieurs qualités : il est court, vivement mené, et insiste sur les points essentiels. Comme la plupart des géants, Nietzsche ne peut faire parler de lui qu’en plusieurs volumes très détaillés et précis, ou qu’en essais brillants écrits au galop. Zweig a choisi la seconde option et a réussi à dire beaucoup en expressions incisives et bien frappées. Solitude de l’âme, corps débile mais cœur passionné et volontaire, tel est Friedrich Nietzsche pour Zweig.
Premier trait : sa solitude. Nietzsche, vieux et rassis à 25 ans, adolescent destructeur à 35 ans, n’est pas au diapason de ses amis. Il les perd tous, peu à peu, déchiré mais décidé. Il reste seul ; personne à qui parler, ni avec qui polémiquer, le silence autour de son œuvre. Nietzsche alors élève la voix pour se faire entendre, se hausse jusqu’à l’imprécation afin de provoquer, puis prophétise comme tous ceux qui prêchent au désert. Il est trop conscient, trop génial, trop différent des Allemands bismarckiens, ses compatriotes. Il se résigne par une sublimation philosophique : l’amor fati. Son destin est d’être seul et malade ; il faut aimer cette nécessité. Pas de pose en cela, rien de théâtral (pour impressionner qui ?), mais le constat d’une solitude et son acceptation puisqu’il faut bien vivre. Victor Hugo est une enflure dramatique ; Friedrich Nietzsche est un humble tragique.
Second trait : le corps. Il est selon Zweig « le plus vital de tous les penseurs ». En quelques pages étonnantes, il nous donne un portrait de Nietzsche frileux, routinier, inquiet, préoccupé d’insomnies, de migraines et de maux d’estomac. Un corps sain mais des nerfs malades, « trop délicats pour la violence de ses sensations ». La météo a des effets sur son corps, donc sur son humeur, donc sur sa pensée. Nietzsche vit une relation intime de son physique avec le climat, le paysage lui est un tempérament et l’atmosphère un état d’âme. Il est le dernier des romantiques, au fond, partie de la nature et qui vibre avec elle. Les cimes de l’Engadine l’exaltent et lui font voir loin, l’air sec et la lumière de Nice et de l’Italie le mettent en joie, simplifient sa pensée. Le corps joint l’esprit via les passions. L’exigence de propreté devient rigueur éthique et exigence spirituelle de pureté. Clair, vif, aérien, tel est le tempérament philosophique inspiré de la Haute-Engadine qui saisit Nietzsche et emporte son œuvre. Cela pour les affinités. Mais le corps malade a aussi ses exigences. Il chasse Nietzsche de toute fonction où il aurait pu s’installer, gagné par la paresse qui alourdit peu à peu les habitudes et la pensée. Il a fait découvrir au malade la saveur de la vie, cet élan malgré toutes les douleurs, cet éblouissement des rares mieux suivant les nombreux maux.
Troisième trait : la passion. Nietzsche ne veut pas bâtir un système où trouver la sécurité domestique chère aux philosophes allemands comme Hegel ou Kant. Il est au contraire mu par une passion qui le dévore et le pousse sans cesse en avant. La vérité, la limpidité, la rigueur, sont pour lui des qualités vitales. Son esprit, son cœur comme son corps, en ont un besoin exigeant. Pas de doctrine, pas de finalité, seulement la passion de vérité qui jouit d’elle-même, l’ardeur à découvrir la généalogie des positions morales, l’arrière-plan instinctif des idées élevées, le texte sous le prétexte. Ce qu’on appelle un style – et qui est, plus que les idées elles-mêmes, le meilleur d’un penseur. Nietzsche ne s’attache pas à une opinion durablement, même émise par lui à un moment. Sa vie spirituelle se renouvelle par mues successives ; elles sont autant de tremblements de terre où l’édifice de ses convictions s’effondre. Toujours, il doit rebâtir, faire du neuf, aller de l’avant. A ce degré, un esprit confine à la folie. Ce qui arriva : « une carbonisation de l’esprit par sa propre flamme » selon Stefan Zweig.
Comme personnalités proches, Zweig cite Stendhal, Dostoïevski et Van Gogh ; comme antithèse, Goethe. Tout est là. Un essai enlevé et brillant, intuitif, reliant l’homme et l’œuvre via la psychologie, la quête de la liberté au moi.
Stefan Zweig, Nietzsche, 1930, Stock collection La cosmopolite 2004, 152 pages, €7.79
