Lorsqu’il publia ce roman, c’était contre le naturalisme à la Zola. Anatole France réhabilite le spontané et le merveilleux, le conte à la Dickens, auteur qu’il admirait fort. Nous le lisons aujourd’hui avec plaisir, l’histoire nous touche, le vieux bonhomme érudit et généreux reste un ami. N’est-ce pas lui qui fit livrer un bol de bouillon et une bûche à la femme du grenier, pauvresse qui allait avoir un enfant ? Ce beau bébé aimé, devenu garçonnet, allait un jour lui livrer entouré de violettes le manuscrit qu’il convoitait pour ses chères études. La mère, devenue riche et noble par mariage, lui a rendu ses bienfaits.
Mais c’est l’intérêt porté à la petite-fille de Clémentine, son amour de jeunesse, qui va élever Sylvestre, ancien élève de l’École des chartes et membre de l’Institut, au rang d’homme de cœur. Jeanne, devenue orpheline, est placée en pension où règne une vieille demoiselle. Son héritage se dissipe bientôt et elle est réduite à laver les cuisines. Le « crime » du vieil érudit est de la faire évader, elle qui était encore mineure à 18 ans, contre son tuteur, un notaire véreux. Heureusement que ce dernier vient de s’enfuir avec la caisse (et accessoirement la jeune fille d’un de ses clients). Le juge le nomme donc, sur la recommandation de la femme qu’il a aidée jadis, son tuteur.
Il voudrait bien la garder pour lui quelques années, voyant en sa jeunesse un printemps revenu. Mais il se résigne par honneur à faire le bonheur de sa pupille et ne tarde pas à la fiancer avec le jeune homme qui lui fait la cour, un étudiant qui vient de passer sa thèse d’histoire avec ses conseils érudits.
Nous sommes dans les Misérables, mais de la classe moyenne, et l’auteur tire sa morale plus de l’exemple des héros antiques que des personnages outrés de la révolution ou de l’empire. Anatole France n’est pas Victor Hugo, mais raisonnable. Pour lui l’humanisme n’est pas la déclamation de grands mots mais l’accomplissement de petits actes. Ni ressentiment social, ni misérabilisme d’apitoiement, il est en ce sens plus chat que chien, aimant confort et tendresse plus que force ou que rage, comme en témoigne des les premier mots le portrait du félin Hamilcar. France reconnait l’amour, sans le sacraliser, et rien ne lui paraît plus beau pour l’avenir de l’humanité qu’un enfant aimé de sa mère ou de ceux qui en ont la charge – comme le maître aime son chat. Rêve et douceur de vivre en sont les souverains mots.
Bien sûr, l’auteur use de masques pour élaborer sa fiction. Sa chronologie présente des invraisemblances, il n’hésite pas à plagier des guides touristiques et des auteurs anciens, ses personnages ont un peu lui mais pas du tout, il écrit en se vieillissant de plusieurs décennies. Mais tous ces artifices sont nécessaires pour établir la distance raisonnable envers les émotions. Par là même, il les fait passer en douceur au lecteur, séduit par le ton tour à tour badin ou ironique, précis ou déclamatoire. L’écriture est un art, comme le croyais Flaubert, et l’apparente simplicité de l’œuvre cèle des jours entiers de labeur et de remaniements.
Reste un roman social qui se lit bien, des personnages attachants qui nous émeuvent, une philosophie libérale de l’existence tout à fait moderne pour cette fin de l’avant-dernier siècle.
Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard, 1881, Hachette livres BNF 2012, 331 pages, €14.63
Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30
